24
avril

Je ne marcherai plus

J’avais inscrit comme tradition personnelle d’actualiser ce blog tous les ans vers la même période qui suit la marche des visibilités à La Réunion, comme pour associer le renouvellement des revendications de la communauté kwir réunionnaise à une étape clé de mon propre développement. La lassitude, probablement, mais surtout le désalignement que j’ai ressenti face à sa dernière itération à Saint-Denis, ont participé l’année dernière à me faire prendre du recul vis-à-vis de ma façon de matérialiser mon engagement, voire même à questionner la nécessité de le faire de manière forcément active et visible.

La possibilité qui m’a été donnée de mettre en perspective cette marche avec la pride des banlieues à Saint-Denis (pas de La Réunion cette fois), en plein génocide à Gaza et en période des législatives anticipées en France, m’ont davantage conforté dans l’idée que les luttes doivent demeurer multiformes, multiples, et résister à la tentation d’un enracinement trop rigide pour résister à l’assimilation. Bien qu’elles impliquent une navigation constante entre l’intime, le politique et les échelles systémiques, il me paraît essentiel que ces luttes n’écartent pas la prise en compte des individu·es, ni leur exposition à l’usure, aux violences — symboliques ou non.

Pour avoir côtoyé des militant·es épuisé·es par la solitude et le peu de moyens qu’impliquent malheureusement souvent la mise en œuvre d’actions publiques, je dois faire preuve de retenue quant à la critique des trajectoires prises par les mouvements de proue pour leur pérennisation. Pour autant, je ne cesserai de dénoncer l’institutionnalisation des luttes et ce qu’elles induisent dans la concrétisation des engagements : un lissage des revendications — qui exclut les sujets et les réalités les moins consensuelles —, une récupération à moindre coût par les élu·es et les partis, la connivence avec les institutions policières et autres structures étatiques.

En revanche, dans un contexte global de banalisation des extrêmes-droites, de recul des droits des personnes trans et de montée du racisme (entre autres…), un rejet complet des démarches progressistes et réformistes me semblerait contre-productif. Et je persiste à croire que nos mouvements ne suivent pas toujours une trajectoire linéaire ; ils composent avec des fluctuations du contexte politique et surtout les sensibilités des membres qui les constituent. Peut-être qu’ils peuvent aussi demeurer pluriels, de la même façon que s’articulent entre elles la “gay pride”, la pride radicale et la pride des banlieues à Paris.

Pour en revenir à mon existence, ces deux dernières années m’ont aussi servi à explorer d’autres aspects de mon identité. Bien qu’étant né à La Réunion, la trajectoire familiale dont j’ai hérité est profondément marquée par les migrations, aussi bien sur l’île qu’à et de Madagascar, d’Europe, du sud de la Chine ou de manière parcellaire du reste de l’océan Indien. Cette fresque composite a mené tout au long de ma vie à des situations communes mais non moins particulières à La Réunion, comme le fait d’avoir grandi dans un environnement familial fait d’assemblages culturels inattendus, d’avoir été longtemps assigné à une sinité qui ne correspondait pas à ma réalité, et un rapport complexe à la Métropole, situé entre l’aspiration et le rejet. À cela s’ajoutent les questionnements spécifiquement liés à l’identité réunionnaise en tant que telle, que tout le monde semble à la fois enclin et incapable à définir. J’avoue avoir abandonné face à la complexité du sujet, du moins à fournir une réponse claire et frontale.

Mon approche récente a été de me lier dans un premier temps à la communauté chinoise de La Réunion, à laquelle on m’assignait sans cesse sans qu’elle puisse me paraître autrement que lointaine et étrangère. Aujourd’hui encore, on cite aisément les restaurants chinois, à l’allure caractéristique, les boutik sinwa, vestiges d’un passé qu’on s’accorde à qualifier de familier et réconfortant, mais de là où je me situe, la communauté chinoise et ses pratiques ont toujours été associées à une forme d’exotisme, de secret, voire d’étrangeté. Mon grand-père, qui lisait le journal en chinois, écoutait ses émissions de radio cantonnaises et nous initiait à ses rites, faisait pourtant partie d’un quotidien tout à fait banal, au point que je ne réalise que trop tard la singularité et la richesse de ses habitudes si particulères.

Ma tentative de re-connexion est donc passée par la réappropriation des pratiques rituelles, qui se transmettaient déjà en famille mais de manière décontextualisée, puis des pratiques culturo-sportives que sont la danse du lion et du dragon, ainsi que le bateau-dragon. Ces dernières me permettent de conjuguer une recherche intellectuelle et spirituelle à une forme de redécouverte de mon propre corps, que j’ai toujours trouvé trop fragile et particulièrement difficile à mouvoir. Cette démarche continue de m’enrichir tout en amenant un flot continu de nouveaux questionnements, par exemple sur la nature de mon lien avec la communauté chinoise réunionnaise, mon grand-père ayant plutôt appartenu à la diaspora chinoise de Madagascar ; sur la position de cette communauté au sein même de l’identité réunionnaise ; sur les dynamiques à l’œuvre en son sein et autour d’elle… Ces pistes de réflexion promettent un cheminement long et sinueux, qui semble voué à s’entrecroiser avec les autres facettes de ma construction identitaire. Tant de choses encore à explorer.

J’écris aujourd’hui depuis Bangkok, en Thaïlande, dans les derniers jours d’un séjour d’un peu moins d’un mois qui s’est surtout concentré sur le Việt Nam. Je le présente officiellement comme une étape de ma recherche autour des diasporas chinoises — ce qu’il a été, en partie —, mais en vérité, j’avais surtout besoin de décentrer mes perspectives de l’Europe et de Paris, ce qui semble particulièrement complexe lorsqu’on est artiste et Réunionnais·e. Ce déplacement, pourtant longuement désiré, a été difficile à envisager au départ : il n’est pas anodin, en tant que ressortissant français, de voyager dans ces pays d’Asie du Sud-est, dont l’un fut colonisé, encore moins lorsque ma démarche artistique consiste à mettre en lumière le déséquilibre profond entre le tourisme et le quotidien des habitant·es.

Peu importe les cogitations, les stratégies et les tentatives de postures vertueuses, il demeure une impasse, voire un non-sens à vouloir concilier ma présence sur ces territoires à un rapport purement non-dominant. Il serait dangereux de penser que la racisation (dans le contexte d’origine) ou l’appartenance partagée à une ancienne colonie suffisent à effacer les inégalités de classe, de race et de genre que l’on est susceptible de reproduire dans nos interactions et dans notre manière de “consommer” aussi bien l’offre touristique que la vie locale.

Je ne dépasserai donc jamais cet état de fait, mais je reste attentif aux manières de naviguer ces espaces de façon respectueuse.
Difficile toutefois de ne pas me laisser tenter par les écarts que permettent le rapport très inégal entre les devises, de ne pas me laisser charmer par la mélancolie naïve que m’évoquent les mêmes paysages de rizières, de briques rouges et de zébus qu’à Madagascar, de ne pas surexploiter la familiarité ambivalente que m’autorise mon phénotype.

Identifier mes propres travers ne les rend pas plus inoffensifs, mais je suis convaincu que ces efforts de contorsion s’inscrivent dans la continuité de mon cheminement identitaire. Après tout, la question des rapports de pouvoir ne s’inscrit pas simplement dans un système binaire de dominant-dominé, et ne peut être résolue qu’en ayant une approche holistique et intersectionnelle.

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