24
avril
J’avais inscrit comme tradition personnelle d’actualiser ce blog tous les ans vers la même période qui suit la marche des visibilités à La Réunion, comme pour associer le renouvellement des revendications de la communauté kwir réunionnaise à une étape clé de mon propre développement. La lassitude, probablement, mais surtout le désalignement que j’ai ressenti face à sa dernière itération à Saint-Denis, ont participé l’année dernière à me faire prendre du recul vis-à-vis de ma façon de matérialiser mon engagement, voire même à questionner la nécessité de le faire de manière forcément active et visible.
La possibilité qui m’a été donnée de mettre en perspective cette marche avec la pride des banlieues à Saint-Denis (pas de La Réunion cette fois), en plein génocide à Gaza et en période des législatives anticipées en France, m’ont davantage conforté dans l’idée que les luttes doivent demeurer multiformes, multiples, et résister à la tentation d’un enracinement trop rigide pour résister à l’assimilation. Bien qu’elles impliquent une navigation constante entre l’intime, le politique et les échelles systémiques, il me paraît essentiel que ces luttes n’écartent pas la prise en compte des individu·es, ni leur exposition à l’usure, aux violences — symboliques ou non.
Pour avoir côtoyé des militant·es épuisé·es par la solitude et le peu de moyens qu’impliquent malheureusement souvent la mise en œuvre d’actions publiques, je dois faire preuve de retenue quant à la critique des trajectoires prises par les mouvements de proue pour leur pérennisation. Pour autant, je ne cesserai de dénoncer l’institutionnalisation des luttes et ce qu’elles induisent dans la concrétisation des engagements : un lissage des revendications — qui exclut les sujets et les réalités les moins consensuelles —, une récupération à moindre coût par les élu·es et les partis, la connivence avec les institutions policières et autres structures étatiques.
En revanche, dans un contexte global de banalisation des extrêmes-droites, de recul des droits des personnes trans et de montée du racisme (entre autres…), un rejet complet des démarches progressistes et réformistes me semblerait contre-productif. Et je persiste à croire que nos mouvements ne suivent pas toujours une trajectoire linéaire ; ils composent avec des fluctuations du contexte politique et surtout les sensibilités des membres qui les constituent. Peut-être qu’ils peuvent aussi demeurer pluriels, de la même façon que s’articulent entre elles la “gay pride”, la pride radicale et la pride des banlieues à Paris.
Pour en revenir à mon existence, ces deux dernières années m’ont aussi servi à explorer d’autres aspects de mon identité. Bien qu’étant né à La Réunion, la trajectoire familiale dont j’ai hérité est profondément marquée par les migrations, aussi bien sur l’île qu’à et de Madagascar, d’Europe, du sud de la Chine ou de manière parcellaire du reste de l’océan Indien. Cette fresque composite a mené tout au long de ma vie à des situations communes mais non moins particulières à La Réunion, comme le fait d’avoir grandi dans un environnement familial fait d’assemblages culturels inattendus, d’avoir été longtemps assigné à une sinité qui ne correspondait pas à ma réalité, et un rapport complexe à la Métropole, situé entre l’aspiration et le rejet. À cela s’ajoutent les questionnements spécifiquement liés à l’identité réunionnaise en tant que telle, que tout le monde semble à la fois enclin et incapable à définir. J’avoue avoir abandonné face à la complexité du sujet, du moins à fournir une réponse claire et frontale.
Mon approche récente a été de me lier dans un premier temps à la communauté chinoise de La Réunion, à laquelle on m’assignait sans cesse sans qu’elle puisse me paraître autrement que lointaine et étrangère. Aujourd’hui encore, on cite aisément les restaurants chinois, à l’allure caractéristique, les boutik sinwa, vestiges d’un passé qu’on s’accorde à qualifier de familier et réconfortant, mais de là où je me situe, la communauté chinoise et ses pratiques ont toujours été associées à une forme d’exotisme, de secret, voire d’étrangeté. Mon grand-père, qui lisait le journal en chinois, écoutait ses émissions de radio cantonnaises et nous initiait à ses rites, faisait pourtant partie d’un quotidien tout à fait banal, au point que je ne réalise que trop tard la singularité et la richesse de ses habitudes si particulères.
Ma tentative de re-connexion est donc passée par la réappropriation des pratiques rituelles, qui se transmettaient déjà en famille mais de manière décontextualisée, puis des pratiques culturo-sportives que sont la danse du lion et du dragon, ainsi que le bateau-dragon. Ces dernières me permettent de conjuguer une recherche intellectuelle et spirituelle à une forme de redécouverte de mon propre corps, que j’ai toujours trouvé trop fragile et particulièrement difficile à mouvoir. Cette démarche continue de m’enrichir tout en amenant un flot continu de nouveaux questionnements, par exemple sur la nature de mon lien avec la communauté chinoise réunionnaise, mon grand-père ayant plutôt appartenu à la diaspora chinoise de Madagascar ; sur la position de cette communauté au sein même de l’identité réunionnaise ; sur les dynamiques à l’œuvre en son sein et autour d’elle… Ces pistes de réflexion promettent un cheminement long et sinueux, qui semble voué à s’entrecroiser avec les autres facettes de ma construction identitaire. Tant de choses encore à explorer.
J’écris aujourd’hui depuis Bangkok, en Thaïlande, dans les derniers jours d’un séjour d’un peu moins d’un mois qui s’est surtout concentré sur le Việt Nam. Je le présente officiellement comme une étape de ma recherche autour des diasporas chinoises — ce qu’il a été, en partie —, mais en vérité, j’avais surtout besoin de décentrer mes perspectives de l’Europe et de Paris, ce qui semble particulièrement complexe lorsqu’on est artiste et Réunionnais·e. Ce déplacement, pourtant longuement désiré, a été difficile à envisager au départ : il n’est pas anodin, en tant que ressortissant français, de voyager dans ces pays d’Asie du Sud-est, dont l’un fut colonisé, encore moins lorsque ma démarche artistique consiste à mettre en lumière le déséquilibre profond entre le tourisme et le quotidien des habitant·es.
Peu importe les cogitations, les stratégies et les tentatives de postures vertueuses, il demeure une impasse, voire un non-sens à vouloir concilier ma présence sur ces territoires à un rapport purement non-dominant. Il serait dangereux de penser que la racisation (dans le contexte d’origine) ou l’appartenance partagée à une ancienne colonie suffisent à effacer les inégalités de classe, de race et de genre que l’on est susceptible de reproduire dans nos interactions et dans notre manière de “consommer” aussi bien l’offre touristique que la vie locale.
Je ne dépasserai donc jamais cet état de fait, mais je reste attentif aux manières de naviguer ces espaces de façon respectueuse.
Difficile toutefois de ne pas me laisser tenter par les écarts que permettent le rapport très inégal entre les devises, de ne pas me laisser charmer par la mélancolie naïve que m’évoquent les mêmes paysages de rizières, de briques rouges et de zébus qu’à Madagascar, de ne pas surexploiter la familiarité ambivalente que m’autorise mon phénotype.
Identifier mes propres travers ne les rend pas plus inoffensifs, mais je suis convaincu que ces efforts de contorsion s’inscrivent dans la continuité de mon cheminement identitaire. Après tout, la question des rapports de pouvoir ne s’inscrit pas simplement dans un système binaire de dominant-dominé, et ne peut être résolue qu’en ayant une approche holistique et intersectionnelle.
25
juin
Les lendemains de Marches des Visibilités sont pour moi les moments les plus propices à l’introspection. Dans le confort de mon lit douillet et avec enfin une bonne excuse pour couper (presque) tout contact avec l’extérieur, je m’autorise à errer entre des relectures méthodiques des jours et des semaines passées, et des projections, conjectures et fantasmes sur ce dont sera fait l’avenir.
Cette fois, je suis ramené quelques mois plus tôt, aux prémices de ce que je considère comme un changement de trajectoire majeur dans les engagements portés par Requeer, en direction d’une véritable émancipation de la communauté kwir réunionnaise. En réaffirmant sa compréhension de l’intersectionnalité, l’association est enfin revenue au plus près de la vision qui lui a donné naissance, et cela produit des effets que l’on a pu constater tout au long de ce mois des Visibilités, et pas plus tard qu’à la Marche d’hier ; j’ai vu des coopérations que l’on croyait définitivement enterrées rebourgeonner, des voix jusqu’alors à peine audibles s’élever. Sans pour autant les porter en gloire, j’estime que les sacrifices et les déchirements qui nous y ont mené étaient un mal nécessaire. À présent, œuvrons à ce qu’ils aient été les seuls et les derniers, en mobilisant toute la bienveillance que cela requiert.
Je tiens toutefois à éviter la tentation de l’angélisme. Travailler ensemble prend du temps et demande inévitablement des efforts d’accommodation. Le terrain de nos luttes communes connaîtra des aspérités qu’il nous faudra accepter et aménager en conséquence. Mais ce travail ne saurait incomber à une entité unique. Le peu de piété qui subsiste en moi aspire à une émancipation grandiose (et visible de notre vivant) de nos communautés, qui aura été le fruit de l’action véritablement collective de Requeer et des autres associations, mais aussi de leurs partenaires publics et privés, de la Ballroom Scene réunionnaise émergente et de ses houses, de chaque individu qui constitue la diversité des LGBTQIA+ ainsi que leurs allié·es. Abattons les inégalités qui constituent les fondations du capitalisme. Je continue d’espérer que le reste de l’édifice suivra.
Je me souviens des inquiétudes que j’ai ramenées des Prides européennes et transposées sur la première Marche des Visibilités de La Réunion, il y a deux ans ; comment préserver le caractère militant et politique (bien qu’apartisan) de la Marche tout en évitant les pièges du pinkwashing, lorsque la question du coût croissant des actions prend davantage d’ampleur au fil des itérations ? D’autant plus que la problématique est amenée à se complexifier à mesure que d’autres acteurices intègreront le mouvement (cf le paragraphe précédent).
Je ne peux prétendre avoir de réponse convenable à cette question, ni même d’avis cimenté par mes convictions. Je sais simplement que nous gagnons à avoir à portée de main une diversité de vécus, de parcours, d’identités et autant de réponses à cette question qui en découlent. Nous avons également la chance de nous tenir à une période charnière de ces luttes, ce qui signifie qu’il nous reste encore de la matière brute à façonner. Enfin, l’opportunité nous est laissée de porter nous-mêmes nos revendications pour nous-mêmes et nos semblables. Ne cédons plus une once de notre droit à l’autodétermination.
01
nov.
2022 m’a mis à terre à la façon du chasseur abattant un canard en plein vol. Difficile de ne pas incriminer le pessimisme ambiant qu’a provoqué la succession d’une pandémie, d’effets de plus en plus visibles du changement climatique et d’une nouvelle guerre en Europe, entre autres. La désillusion fut grande pour moi qui me croyais endurci par ces années passées à visionner des vidéos d’abattoirs, à fantasmer la chute spectaculaire du capitalisme et du patriarcat, ou de manière plus générale, à m’agiter face à des oppressions dites systémiques.
Ce que je semblais avoir perdu de vue se trouvait pourtant à hauteur de mes deux yeux : mes fragilités les plus tangibles, qu’elles soient les conséquences ou non de phénomènes lointains, se situent bien à l’échelle humaine ; à mon échelle. La lutte contre la maladie, les soucis pécuniaires, les conflits familiaux ou la préservation des liens amicaux et sentimentaux sont certes des combats moins glorieux que ceux qui animent les plus grands mouvements militants, mais ils n’en demeurent pas moins essentiels à notre survie en tant qu’individu.
C’est par exemple à cette échelle que se racontent mon échappée d’un environnement professionnel embourbant et nocif, ou encore l’état dépressif dans lequel m’enferment mes incertitudes face à l’avenir. Depuis quelques mois, je dois également composer avec un nouveau paramètre : mon diagnostic de Trouble du Spectre de l’Autisme.
Je me souviens d’un vendredi 13 mai au goût étrange où mon contrat de travail s’achevait dans le stress et la précipitation des derniers rendus et passations. On m’annonçait dans le même temps les résultats de tests passés quelques semaines auparavant, à l’issue desquels j’entrevoyais déjà ce qui allait m’être annoncé. Je célébrais donc doublement, et naïvement, la fin d’une longue période de mal-être au travail ainsi que les termes nouvellement posés sur une autre propriété déterminante de mon identité.
J’ai très vite été ramené à la réalité du diagnostic : on m’avait laissé entre les mains une information dont je ne connaissais pas moi-même encore les implications, les TSA regroupant un ensemble très large de caractéristiques qui se manifestent de presque autant de façon qu’il y a de personnes concernées par ces troubles. Dans mon cas, m’appuyer sur des témoignages ou consulter des listes de comportements stéréotypés les plus fréquents n’ont même fait que renforcer mes doutes jusqu’à me pousser à la remise en question de ce diagnostic et de ma légitimité à me considérer comme une personne autiste. En outre, bien que cela n’émerge certainement pas d’une mauvaise intention, le fait que l’on me rassure sur « l’invisibilité » de mon autisme n’a fait que participer davantage à ce déni.
Au fil du temps et d’un travail de documentation qui se poursuit encore aujourd’hui, j’ai néanmoins acquis des éléments de compréhension qui m’ont au moins permis de dépasser la phase d’acceptation du diagnostic. Pour ce qui est des effets concrets des troubles sur mon quotidien, l’identification de comportements spécifiques tels que le camouflage social ou le burn-out autistique m’ont permis, à défaut de les résoudre, de comprendre certaines difficultés auxquelles je suis confronté de manière inhérente, et aussi d’être un peu plus indulgent envers moi-même.
Je ne peux toutefois pas m’empêcher de parfois m’affaisser sous le poids de mon inadaptabilité. Relire mon histoire personnelle, déchiffrer mon environnement et imaginer un avenir sous le prisme de la racisation, de mes questionnements sur mon genre et ma sexualité (ainsi qu’une pléthore d’autres propriétés) m’étaient déjà assez coûteux. Y intégrer ce nouveau paramètre dont je soupçonnais en réalité l’existence ne rend certainement pas la tâche plus aisée, mais au moins plus pertinente. Je pense ainsi être capable de situer un peu plus précisément ma position dans ce monde, avec la désagréable impression d’être sans cesse repoussé un peu plus loin vers sa périphérie. Sans surprise, ce parcours me ramène toujours au même constat : nous vivons dans une réalité qui devient de plus en plus hostile à mesure que l’on s’éloigne des normes définies.
Pour conclure sur une note positive, j’ajouterai que j’ai la chance et le privilège d’être et d’avoir été accompagné dans mon existence par des personnes bienveillantes et attentionnées, et d’évoluer dans un environnement qui m’autorise quand même des moments de répit dans cette lutte interminable qu’est la vie.
04
juil.
Lorsque Brandon a annoncé fin avril vouloir organiser pour trois semaines plus tard ce qui est ensuite devenu la première marche des visibilités LGBTQIA+ de La Réunion, j’étais très loin de me douter que l’évènement prendrait une telle ampleur : l’organisation a pu se faire grâce à l’implication, au soutien et à l’encadrement de dizaines (si ce n’est au moins quelques centaines) de personnes, et les participant·e·s se sont compté·e·s, à la surprise de toustes, en milliers. Mais au-delà des chiffres, je pense pouvoir dire que cette marche a eu un réel impact sur les personnes concernées par les messages et les revendications qu’elle a portés, que ces personnes aient pu ou non y être présentes physiquement. Je constate par exemple auprès de proches qu’il est enfin plus aisé d’aborder le sujet des identités de genre et des orientations sexuelles à La Réunion sans être forcément pessimiste ; que pour celleux qui ont quitté l’île en se sentant contraint·e·s dans leur épanouissement, le retour est redevenu une possibilité ; que de nouveaux projets voient le jour pour continuer ce qui a été amorcé en ce dimanche 16 mai.
Cette marche n’a évidemment pas fait disparaître du jour au lendemain les lgbt+phobies ni les violences et les difficultés qui subsistent au sein de certaines familles. Elle a néanmoins envoyé un signal très fort : nous ne sommes pas seul·e·s et nous faisons communauté. Ce message, nous continuerons à le répéter aussi longtemps que cela sera une nécessité.
Au lendemain de cette première marche, des questions se posent naturellement sur la suite à lui donner. À qui reviendra l’organisation des prochaines itérations, dans quel format, avec quels financements, ainsi que tout ce que cela implique concernant sa représentativité et sa légitimité sur le plan des revendications, son positionnement vis-à-vis de certaines institutions, et jusqu’à son caractère politique. Je suppose par habitude que les réponses à ces questions ne se révèleront qu’à l’issue de débats parfois douloureux, de duels d’ego et finalement de concessions, mais j’ai foi en notre capacité à toustes de produire des choses exceptionnelles à partir de situations peu favorables, comme l’ont de toute façon prouvé cette marche et le travail des militant·e·s de manière générale.
N’oublions pas non plus que cet évènement historique n’est pas que le résultat de ces quelques semaines de mobilisation, mais bien le fruit d’un travail long et difficile qui a été entamé sous d’autres formes bien des années auparavant, et s’inscrit lui-même dans la continuité de luttes transgénérationnelles. De la même façon, il s’agit aujourd’hui d’un combat qu’il faudra continuer à mener et qui continuera à évoluer et à se transmettre à mesure que de nouvelles voix s’élèveront.
Pour ma part, j’ai le privilège d’être entouré depuis plusieurs années d’ami·e·s et d’une famille bienveillant·e·s, et même si j’ai également des bénéfices à tirer d’une évolution des mentalités à l’échelle de la société, ma participation à la marche n’est pas porteuse d’enjeux qui me semblent aujourd’hui prioritaires, tels que la visibilisation des personnes trans et intersexuées — qui sont encore mises en marge au sein même de nos luttes —, ou la condition des personnes LGBTQIA+ réunionnaises et/ou racisées, qui du fait de leur environnement social et familial ne peuvent affirmer leur identité aussi librement que le feraient d’autres. De cette expérience, je tire en tout cas un regain d’optimisme dans les mobilisations collectives et dans le pouvoir d’une communauté qui partage des besoins et des revendications qui se croisent, lorsqu’elles ne sont pas tout simplement communes.
Cet élan m’a amené de manière presque logique à m’intéresser et même à m’impliquer timidement dans les élections régionales et départementales, car en tant que kwir réunionnais·e·s, nous sommes avant tout concerné·e·s par les décisions qui sont prises à l’échelle de notre territoire, qu’elles concernent ou non notre identité de genre et notre orientation sexuelle. Mon court temps dans la campagne électorale m’a permis de rencontrer quelques personnes admirables et plus ou moins sincèrement impliquées dans l’intérêt collectif, au point que je m’autorise aujourd’hui à croire que, contrairement à l’image que l’on retient communément de cet environnement, tout n’est pas qu’affaire d’intérêts personnels et d’ego-politique (même si ces aspects constituent néanmoins une partie du peu que j’ai pu entrevoir pendant cette période de découverte).
Les expériences de ces deux derniers mois m’ont ainsi permis de saisir toute l’importance de la coopération. Les luttes sont essentielles, mais il est impossible de participer activement à toutes celles qui nous traversent. Se positionner de manière authentique à des moments donnés, se retirer quand les limites humaines le demandent, c’est autant une façon de se préserver que de laisser sa place à d’autres. Tout aussi importante, une vraie bienveillance entre militant·e·s permet d’alléger le poids des oppressions auxquelles nous faisons toustes déjà face. Elle ne devrait pas être optionnelle.
28
avril
Tout au long de ce texte, par raccourci, j’emploierai le mot « masculin » pour désigner ce qui correspond dans le contexte de notre société hétéronormative aux caractéristiques codifiées attribuées majoritairement à la catégorie « hommes », et « féminin » pour désigner, à l’inverse, celles qui sont attribuées majoritairement à la catégorie « femmes ». Il est important de préciser que ces notions revêtent une dimension culturelle et peuvent s’exprimer différemment dans d’autres contextes.
Définissons également les termes « non-binaire » et « androsexuel·le ». Le premier désigne une personne dont l’identité de genre ne correspond pas à notre système de genre binaire qui ne considère qu’un genre masculin et un genre féminin. Il s’agit en outre d’un terme parapluie qui regroupe plusieurs possibilités dont voici quelques exemples : ne se reconnaître ni du genre masculin, ni du genre féminin (neutrois) ; ne se reconnaître d’aucun genre (agenre) ; avoir une identité de genre fluctuante (genderfluid), et cetera.
Dans ce paradigme, les termes communément utilisés pour désigner les orientations sexuelles, à savoir « homosexuel·le » et « hétérosexuel·le », ont donc un caractère limitant, puisqu’ils s’inscrivent toujours dans une logique binaire qui implique que l’on se reconnaisse au moins partiellement du genre féminin ou masculin. Le terme « androsexuel·le » permet lui de désigner de manière générale une attirance pour la masculinité (ce qui englobe a priori aussi bien les hommes cisgenres que les hommes transgenres, et les personnes binaires ou non-binaires dont l’expression de genre est masculine). Son pendant féminin est « gynesexuel·le ». Ces deux termes font abstraction de l’identité de genre de la personne qu’ils qualifient et peuvent donc aussi bien être employés par une personne binaire qu’une personne non-binaire.
D’autres termes permettent de décrire plus précisément les différentes formes d’attirances sexuelle et/ou romantique, comme « féminamorique » et « viramorique », pour ne citer qu’eux. Les tableaux de La Vie en queer peuvent nous permettre d’y voir plus clair : https://lavieenqueer.wordpress.com/2019/04/17/tableaux-dorientations/
Dans mon article d’octobre dernier, je me suis présenté en ces termes : « Je tends à me considérer comme étant non-binaire et androsexuel, bien que je ne puisse nier bénéficier la majeure partie du temps d’un privilège cisgenre. Par souci d’honnêteté et de simplification, je me définirai donc plutôt comme un homme gay cisgenre et racisé ».
Bien que cela n’ait pas toujours été le cas, j’ai effectivement aujourd’hui peu de mal à faire correspondre, délibérément ou non, mon expression de genre à mon genre assigné. Je n’ai donc pas à subir au quotidien les difficultés que rencontreraient des personnes trans ou des personnes non-binaires ayant fait leur coming-out. À l’époque où j’ai écrit ce texte, je ne me sentais donc pas pleinement légitime à revendiquer ma non-binarité, ce qui m’aurait d’ailleurs davantage mis en marge de la minorité sexuelle à laquelle j’appartenais déjà. De plus, je n’étais arrivé à ce point de mon questionnement qu’après m’être longuement demandé si j’étais transgenre, ce qui s’avère ne pas être le cas.
Entre temps, j’ai eu accès à des ressources, dont celles que propose le compte payetanonbinarite sur Instagram, qui m’ont permis de comprendre de manière plus précise le vocabulaire de la non-binarité, et de me reconnaître dans les témoignages de personnes avec qui je partageais certains questionnements et certaines expériences, me soulageant ainsi du sentiment d’imposture que je faisais peser sur mon identité de genre. Aujourd’hui, cependant, je ne me sens toujours pas prêt à l’assumer hors des milieux militants queer (et encore), dans le cadre professionnel, au sein de mon cercle familial — qui a déjà dû mettre 23 ans à découvrir et accepter mon androsexualité —, ni tout simplement au sein de la société.
Déconstruire le genre en évoluant dans un contexte fondamentalement genré et binaire apporte forcément son lot de difficultés. Dans mon cas, cela se traduit par exemple par une culpabilité persistante à arborer un maquillage trop voyant ou à porter des vêtements trop féminins en public, me contraignant ainsi à limiter ces expressions à des espaces très particuliers, restreints et safe, à moins de vouloir en faire des actes politiques tout en me faisant violence. Il en est de même pour ma façon de me comporter, de me déplacer, de m’exprimer verbalement (le ton, la tonalité et le volume de ma voix, le type de vocabulaire employé…), qui varient en fonction des contextes, des personnes avec qui j’interagis, mais toujours sous la contrainte des normes de genre que j’ai assimilées.
Plus jeune, pourtant, j’éprouvais un peu moins de mal à m’échapper du carcan de mon genre assigné, mais il faut dire qu’on me fermait de toute façon les portes de la socialisation masculine, dont je ne remplissais clairement pas les critères d’adhésion. Cela me dérangeait peu, dans la mesure où je me sentais généralement plus à l’aise au sein de groupes de personnes féminines plutôt que parmi mes supposés semblables. Néanmoins, cet état de fait a aussi contribué à nourrir mes insécurités et mes complexes quant à mon apparence physique, ainsi qu’évidemment mes difficultés à m’intégrer dans des environnements régis par les normes de genre. À l’époque, je réduisais naïvement la cause de ces problèmes à mon homosexualité.
Il n’est plus à prouver que l’injonction à se conformer à la féminité ou à la masculinité en fonction de notre genre assigné et/ou exprimé infléchit nos trajectoires de vie. Cela peut aussi bien influencer nos centres d’intérêt que nos choix d’études et les orientations professionnelles qui en découlent. Pour ma part, je me suis longtemps senti inapte à la pratique du sport, du fait de son association à la masculinité, dans laquelle je ne me reconnaissais pas totalement. Mon manque d’habileté et ma faible constitution n’ont bien sûr pas aidé ; pas plus que le fait que l’Éducation Physique et Sportive avait tendance à associer le genre à la performance sportive en déclassant les éléments les plus faibles du groupe masculin vers le groupe féminin. Il y a quelques temps, pourtant, je me suis laissé initier à la boxe anglaise et ai intégré aujourd’hui une pratique (amatrice) régulière qui me permet d’expérimenter de nouveaux usages de mon propre corps et de trouver enfin une part d’épanouissement dans la masculinité. Je n’irai toutefois pas jusqu’à dire que je suis capable de m’épanouir dans les lieux associés à sa pratique, qui sont encore selon moi fortement imprégnés de l’odeur de la masculinité toxique.
Je travaille donc maintenant à identifier et à me libérer progressivement des injonctions et des normes qui m’ont été inculquées depuis ma naissance. Même si je n’en ai pris conscience que dernièrement, j’ai pour cela eu la « chance » de grandir avec un prénom que l’on ne peut catégoriquement associer à un genre (ce qui m’a parfois valu de petites erreurs administratives), et d’avoir été élevé par une mère qui a longtemps été permissive sur mes choix d’expressions de genre, probablement à cause de son regret de n’avoir eu que des fils. Mon rapport à mon identité de genre est évidemment très personnel et peut ne pas correspondre à celui d’autres personnes se reconnaissant du spectre non-binaire.
J’ai également conscience que tout travail de déconstruction que je pourrais mener pour moi-même n’existera de toute façon que dans le cadre d’une société dont les structures sont profondément entremêlées avec les stéréotypes de genre. Aussi longtemps que ce sera le cas, je ne pourrai nier la réalité des différences et des inégalités entre les genres. Vivrai-je quand même assez longtemps pour voir une issue différente à cela ?