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Oct

(Français) L’art comme expérience utilisateur

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On parle de manière générale, en marketing, d’expérience utilisateur pour désigner l’expérience vécue par un individu lorsqu’il est amené à interagir avec un objet, qu’il s’agisse par exemple d’un produit ou d’un service. Réunir les conditions d’une expérience positive, à la fois dans la conception de l’objet et dans la manière dont il est amené à être consommé, permet de mener sa cible à la conversion, à l’achat et à la fidélisation.

Le concept d’UX Design (ou design d’expérience utilisateur) admet que cette expérience est “designable“. Après avoir clairement identifié le ou les besoins de l’utilisateur, on s’assure dans un premier temps que le produit ou le service est à même d’y répondre, puis on s’attèle à rendre le cheminement entre le besoin et la réponse à ce besoin le plus “positif” possible — en le raccourcissant, en le facilitant, en le rendant plus agréable. La difficulté réside dans la multiplicité des moyens employables à cet effet, à laquelle s’ajoute le fait que chacun de ces moyens peut répondre à ou appeler de nouveaux besoins, en fonction de la façon dont ils interagissent entre eux et avec chaque utilisateur dans son unicité. Il est cependant possible dans une certaine mesure d’anticiper les résultats de ces paramètres grâce à l’analyse des résultats de cas précédents ou de tests préalables, en se basant sur des faits scientifiques et/ou sociaux, par la projection d’une expérience personnelle, ou par l’interprétation des observations faites dans notre environnement immédiat (on tend tout de même à éviter les deux derniers cas).

Prenons l’exemple du stylo : il répond au besoin des utilisateurs de laisser des traces sur une surface. La réponse à ce besoin peut être affinée selon que l’utilisateur a besoin de laisser des traces d’une couleur particulière, d’une épaisseur particulière ou sur une surface particulière. Une catégorie de produits “stylo” servira donc à répondre à une combinaison de besoins spécifiques, ce qui donne déjà ici un nombre assez conséquent de catégories de produits “stylo” différentes possibles. Tous les produits d’une même catégorie n’en sont pas pour autant égaux en matière d’expérience utilisateur : certains stylos, de par leur forme, peuvent être plus ergonomiques et donc plus agréable à utiliser que d’autres ; certains peuvent être dotés d’un clip qui peut faciliter leur transport et leur donner une meilleure stabilité lorsqu’ils sont posés sur une surface plane ; d’autres peuvent êtres dotés d’un bouchon ou d’un système de ressort pour éviter que la pointe ne sèche… Les possibilités sont potentiellement illimitées.

Dans le meilleur des mondes on n’aurait donc jamais à se plaindre des produits et des services qui nous sont proposés, ce qui est bien loin d’être le cas. S’il peut sembler aisé — en apparence, du moins — d’imaginer le stylo parfait, d’autres produits et services peuvent nécessiter des efforts de réflexion et des études plus ou moins complexes et étalés sur la durée avant de pouvoir prétendre proposer une expérience utilisateur optimale. La mise en application ou en production des résultats de cette étape de recherche préalable peuvent également être confrontés à des difficultés techniques et des contraintes de coût qui se répercuteront inévitablement sur le prix final du produit ou du service. L’utilisateur devra donc en général payer plus cher pour une meilleure expérience utilisateur.

La réalité de notre système économique obligera par la suite à faire des compromis sur cette expérience utilisateur : un produit qui apporterait une totale satisfaction à son utilisateur ne serait probablement jamais remplacé, et il est donc souvent plus judicieux de proposer délibérément une expérience utilisateur toujours perfectible ou qui sera amenée à se dégrader au fil du temps ; c’est ce que l’on appelle l’obsolescence programmée. Celle-ci concerne plus particulièrement les produits de consommation, mais les intrusions de l’économie dans l’expérience utilisateur peuvent aussi se faire sous d’autres formes. Par exemple, les utilisateurs rejettent unanimement la publicité en ligne, mais celle-ci constitue très souvent une source de revenus non négligeable pour les sites internet (ces revenus étant généralement destinés à couvrir les seuls coûts de maintien en ligne). Ces sites internet doivent ainsi intégrer la publicité d’une manière qui la rend performante sans pour autant gêner l’expérience utilisateur de manière excessive. Ces compromis, quelle que soit leur forme, se font toujours au final au détriment de l’utilisateur.

En résumé, l’expérience utilisateur est comparable à un terrain d’échanges entre celui qui la vit et celui qui la conçoit. Bien que les rapports qui s’y jouent ne soient pas parfaitement équitables, elle garantit que les deux parties en tirent — dans le meilleur des cas — un certain bénéfice : d’un côté une expérience satisfaisante, et de l’autre la satisfaction de l’utilisateur (et tout ce que cela implique lorsqu’il est question de marketing).

L’expérience de l’art présente en cela des similitudes avec l’expérience utilisateur. Les différences fondamentales entre le produit de consommation et l’œuvre d’art font que ces notions ne se transposent pas à l’identique, mais certains mécanismes se retrouvent aussi bien d’un côté que de l’autre.

L’art ne répond pas à un besoin dans le sens où on l’entend lorsque l’on désigne un produit comme le stylo, par exemple, mais il engendre bien des expériences variables au moment de la rencontre entre l’œuvre et le “regardeur”. Si cela apparaît comme une évidence dans les courants picturaux où la nature du sujet, la composition de l’image et la palette utilisée stimulent d’une façon particulière le sens de l’esthétique, les émotions et les sentiments du “regardeur”, il me paraît encore plus flagrant dans les pratiques “contemporaines” où l’on s’affranchit du beau et des médiums dits traditionnels pour tenter justement de proposer des expériences inédites. De plus, contrairement au marketing, l’art n’a a priori pas pour objectif final de répondre aux attentes d’éventuels consommateurs ; il sert davantage un discours et une intention, ceux de l’artiste. De cela naissent des expériences qui peuvent être plaisantes, désagréables, déstabilisantes, [entrez ici n’importe quel adjectif qualificatif], ou plusieurs de ces choses à la fois…

Les expérimentations auxquelles nous a habituée notre éducation artistique nous amènent sans cesse à questionner la forme et la mise en contexte des œuvres que l’on pourrait être amené à produire. On apprend ainsi à distinguer les effets des œuvres monumentales, intimes, interactives, dans l’espace public, dans le “white cube”, etc. Cela prend tout son sens quand on considère l’art comme un moyen de communication à part entière ; en manipulant les conditions de l’expérience du “regardeur”, l’artiste donne à découvrir une vision particulière du monde. Cet échange est souvent mis en échec lorsque l’expérience produite est en trop grand décalage avec celle escomptée, car après tout, les éléments de langage sur lesquels cette communication est fondée sont changeants, subjectifs et parfois intraduisibles. Ainsi sommes-nous forcés d’accepter que ce que l’art fait avec la plus grande constance est de nous interroger sur nous-mêmes et de mettre en exergue la variabilité des choses.

L’expérience inhérente à l’œuvre est rarement la seule à laquelle il est possible d’être confronté en tant que “regardeur”. Dans le cadre d’une exposition, la façon dont l’œuvre interagit avec les autres et la façon dont cet ensemble interagit avec un contexte spatial et un contexte temporel particuliers constituent autant de conditions possibles à la production de nouvelles expériences. Mais il me semble que ce sujet mériterait son propre développement.

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