05
Jan

HERstory

Je reprends la définition qui est faite du projet sur sa chaîne YouTube : “HERstory est une plateforme de recherche, de rencontres et d’expositions visant à fabriquer et à rendre visibles des archives vivantes et féministes d’artistes et de militant.e.s du monde entier.

 

 

J’ai beaucoup hésité avant de concrétiser ma participation à HERstory, parce que je me pose constamment la question de la légitimité et de la pertinence de ma parole et qu’en l’occurrence, celle-ci aurait une portée plus importante que dans le cadre de mes conversations habituelles.

Ce n’est qu’après m’être finalement convaincu que cette intervention ne pourrait de toute façon avoir aucun impact négatif majeur sur la face du monde ni ma propre vie, que je me suis lancé, puis écrasé, face à Julie, Pascal et leur caméra.

Ma peur de l’objectif conjuguée à ma timidité ont effacé tout semblant de détermination, au point qu’il me devienne impossible de formuler une phrase complète. J’ai tout de même péniblement réussi à mener cet enregistrement à son terme, grâce aux aménagements que Pascal et Julie ont bien voulu proposer. Cela ne s’est malheureusement pas fait sans quelques bégaiements, des formulations approximatives, ou des propos parfois déformés par l’hésitation.

J’écris donc ce texte comme un complément à mon portrait vidéo, un prolongement de réflexions qui ont été amenées de manière trop succincte ou maladroite. L’objet étant davantage d’étoffer mon discours que de le polir.

 

1/ Qui Parle — En quelques mots, pouvez-vous nous dire qui vous êtes : votre parcours, vos assignations, vos oppressions, vos privilèges ?

Je m’appelle Jayce Salez, et je suis tout ce que cela implique comme combinaisons d’identités. J’ai cependant tendance à en dégager des éléments plus que d’autres lorsque le contexte le demande. Je suis donc graphiste et/ou webdesigner lorsque je dois justifier d’un rôle actif dans la société, ce à quoi je peux parfois ajouter la fonction d’artiste lorsque que cela est acceptable ou que je souhaite apparaître comme un original ; je suis aussi défini par mes origines lorsque je m’interroge sur ma place dans le monde ou qu’on m’y renvoie par assignation ; je suis gay lorsque je revendique mon orientation sexuelle ou la subis. Il me paraît aussi important ici de me décrire comme un homme cisgenre, français, valide, de classe moyenne inférieure, éduqué, afin de préciser la perspective de laquelle je m’exprime.

Des oppressions, je pense y avoir été confronté assez tôt en raison de mon apparence physique, de mes origines ethniques et plus tard de mon orientation sexuelle, sans forcément les comprendre ni les identifier immédiatement comme malveillantes. Ce n’est finalement qu’assez tardivement que j’ai pu disposer d’un environnement et de connaissances favorables à leur contestation, et que j’ai ainsi pu commencer à me défaire des discriminations que j’avais intériorisées. Ce processus passe pour moi par une reconnexion avec un héritage culturel longtemps mis de côté, et par la prise de conscience, puis la déconstruction des rapports de domination dont je peux être témoin, victime ou desquels je peux même parfois me retrouver complice au quotidien.

Bien que je semble présenter mes parents comme d’importants contributeurs à mon “acculturation”, j’ai en réalité conscience de l’existence des influences et des pressions qu’ils ont eux-mêmes subies du fait de leurs conditions particulières. De plus, les problématiques auxquelles je suis aujourd’hui confrontées n’ont absolument rien d’inédit dans ma généalogie ; je n’ai fait qu’hériter de questions subsidiaires à celles que se posaient probablement déjà mes parents et les leurs avant eux.

 

2/ D’où je parle — Où vivez-vous ? Dans quel contexte ? Comment vous engagez-vous auprès de votre territoire (un quartier, une ville, un pays et plus) ?

Je suis né et j’ai vécu une grande partie de ma vie dans la ville du Port, à La Réunion. J’ai toujours ressenti qu’il existait de manière plus prononcée que dans d’autres communes de l’île une fierté revendiquée d’être Portois•e. Je suppose que ce sentiment tire ses sources dans l’histoire de la ville, qui est profondément liée à celle des luttes sociales et ouvrières, et du Parti Communiste Réunionnais. Paradoxalement — ou pas —, la ville et ses habitants souffrent de nombreux préjugés ; Le Port est souvent associée à l’insécurité, à la délinquance, à la violence, au chômage, à la pauvreté, et à tous les maux qui peuvent en découler. Si ces préjugés peuvent dans certains cas traduire des réalités, ils ne font rien pour dénoncer les inégalités qui en sont les causes et ne font au contraire que stigmatiser davantage une partie intégrante de la population réunionnaise. Je mets surtout l’accent sur les perceptions négatives, mais Le Port se fait bien sûr aussi occasionnellement remarquer de manière positive dans les faits et dans les médias. J’aspire toutefois à ce que ces situations ne relèvent plus de l’exception, et qu’elles ne soient pas systématiquement créées dans l’idée d’une opposition ou d’une élévation par rapport à ce que serait la condition naturelle de la Portoise et du Portois. Si je devais m’engager particulièrement sur un territoire, ce serait probablement dans la ville du Port, puis à La Réunion.

Je m’exprime au conditionnel sur ce point car je n’estime actuellement produire aucune forme d’engagement concrète. Je peux compter dans mon historique des tentatives de militantisme à petite échelle en faveur du végétarisme et de la cause animale, quelques interventions timides dans des actions menées par des associations LGBTQQIP2SAA locales, ou encore des participations à des marches des fiertés en Angleterre, mais rétrospectivement, je me reprocherais de ne pas avoir su ancrer plus profondément ces engagements sur le territoire dans lequel je m’inscris, ce qui implique selon moi d’identifier et d’intégrer au préalable les problématiques qui traversent ledit territoire et d’envisager les luttes comme étant convergentes.

La question de la légitimité, qui m’obsède et me poursuit en permanence, me pousse aussi aujourd’hui à associer ces engagements à des questionnements sur ma construction identitaire : Est-ce que je parle au nom de ou en tant que ? Ma connaissance du sujet est-elle suffisante pour que j’aie le droit de m’exprimer ? Ou plus explicitement : puis-je me considérer comme réunionnais et/ou malgache et/ou chinois si mes connaissances de la langue et de la culture sont lacunaires ?

Ma réflexion sur ces questions se nourrit aujourd’hui de lectures et d’échanges avec des proches, amis et connaissances, par le partage d’expériences personnelles. Je regrette d’ailleurs l’emploi dans la vidéo du terme « exilé » qui peut dans certains cas être excessif et qualifier à la place des concerné•e•s leur propre expérience.

 

3/ À qui je m’adresse — À travers vos œuvres ou vos actions, à qui vous adressez-vous ? Les raisons de vos engagements sont-elles personnelles et/ou collectives ?

Je pense avoir longtemps essayé de me conformer dans mes productions à l’idée que j’avais de ce qu’était l’art contemporain — par ce qui nous parvenait à l’école ou sur internet des grands centres européens et nord-américains ou de l’histoire de l’art post-WWII de ces mêmes zones géographiques —, ce qui aboutissait souvent à des formes froides, autoritaires, et prétendument neutres.

J’aurais difficilement envisagé à l’époque me remettre en question sur les standards que j’avais intériorisés, alors que je me questionnais déjà sur ma légitimité (encore), du fait de mon statut de simple étudiant et du milieu duquel je venais, qui était totalement déconnecté de l’art, ou plutôt de cette forme d’art que je perpétuais. Ce n’est qu’après avoir eu l’opportunité de me faire une idée plus précise de ce qui se trouvait réellement dans certains de ces lieux, et même de réaliser qu’il existait d’autres lieux d’art autour ou aux antipodes de ces “hypercentres”, que j’ai fini par intégrer dans mon processus de création des interrogrations sur le public à qui je destine mes œuvres et celui qui y a réellement accès, ainsi que ce que cela implique dans la finalité de l’œuvre et la façon dont elle est communiquée.

Je ne peux prétendre aujourd’hui être totalement en accord dans mes actes avec les idéaux que je souhaite appliquer, mais il est certain qu’il n’est plus possible de produire de l’art qui se veut porteur d’un engagement social pour finalement le restreindre à un public qui y est étranger, et dans le même ordre d’idée, d’imposer à un public des œuvres qui ne l’incluent pas de manière authentique.

 

4/ Mise en pratique de vos engagements — Quels sont vos modes d’engagements ? Quels projets ? Quels dispositifs et modalités d’action ?

Actuellement, mon engagement passe avant tout par un travail d’auto-instruction et de conscientisation. Je souhaiterais pouvoir ensuite m’engager de manière plus effective par le biais de ma pratique artistique, en solo et en collaboration avec des ami•e•s artistes et/ou militant•e•s. Cette réalité reste cependant à construire, car mes choix m’ont amené à mettre cette pratique artistique en second plan pour subsister grâce à un emploi dit alimentaire.

 

5/ Êtes-vous féministe ?

Je suis féministe d’abord pour ma mère, ma nièce, mes cousines, les femmes de ma famille, mes amies, les femmes dans leur diversité, mais aussi les hommes, trans ou cisgenres, indifféremment de leur orientation sexuelle, et moi-même. Pour tou•te•s finalement, car la domination masculine ne concerne pas exclusivement les femmes. Elle concerne cependant particulièrement des femmes, souvent en sus d’autres formes de domination qu’elles peuvent aussi subir simultanément et en raison d’autres propriétés.

Il me paraît donc important d’avoir toujours conscience, et de préciser que je m’exprime sur ce sujet de la position d’un homme cisgenre dont les réalités sont radicalement différentes de celles que peuvent vivre d’autres de manière plus vive au quotidien, et dont la parole serait plus légitime à exprimer des revendications féministes.

Cet état de fait, je l’ai malheureusement trop souvent utilisé pour excuser mon manque de connaissances et d’implication directe dans les luttes féministes, mais je me revendique aujourd’hui comme un allié, un soutien disponible et informé à la lutte lorsque celui-ci est justifié ou demandé.

J’espère pouvoir considérer ma participation à HERstory, archive féministe, comme une démonstration de cette prise de position. Elle a en tout cas été, à titre personnel, l’occasion de libérer ma parole sur des sujets qui me tenaient à cœur. Même si la démarche est au final assez maladroite, elle m’a permis de dégager quelques réponses sur la pesante question de ma légitimité.

 

Merci infiniment à Julie et Pascal.

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